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Improvise en Corps
6 février 2009

Petite réflexion autour des premières performances de Trisha Brown.

TRISHA BROWN

Comment la danse de Trisha Brown, dans les années soixante-dix,

re/dé/construit l'espace qu'elle investit

et quelles sont les conséquences dans les rapports entre performer et spectateur?


Trisha Brown, danseuse-chorégraphe née en 1936 aux Etats-Unis, a, depuis ses débuts dans la Judson Dance Theater, été une personnalité étonnante dans le monde de la danse pour plusieurs raisons, dont son approche originale de l'espace. C'est avant tout dans les années soixante-dix qu'elle transformera les notions de l'espace habituel alors que la danse commence à sortir des salles de spectacles.

C'est au coeur de ce changement que la danse ouvre de nouvelles possibilités de « spectacle ». A partir de quoi et de quelles influences Trisha Brown se base t-elle pour ces expérimentations? Comment investit-elle l'espace et vers quelle « scène » amène t-elle la danse et son public?


C'est tout d'abord en tant qu'élève qu'elle aborde de nouvelles idées de l'espace. Etudiante dans les classes de Merce Cunningham peu de temps faute d'y trouver un intérêt particulier, c'est vers Robert Dunn qu'elle se tourne et avec lequel elle travail la notion de hasard, de la répétition et qui l'amènera à se poser la question de la place du chorégraphe, entre autres. Finalement, celle qui l'incline doucement vers la voie de l'expérimentation spatiale est Ann Halprin, lors de ses ateliers dans son studio en forêt et excursions dansées dans la nature. Cette sensation de l'environnement extérieur lui ouvre de nouvelles possibilités dansées telles que l'improvisation en fonction du terrain et de ses obstacles, en fonction des éléments que découvre le regard et qui inspirent la danse,... un univers riche en lumières, couleurs, sensations qui ne pouvaient pas exister dans une salle de danse habituelle, aseptisée de tout élément « perturbateur » (pas de meuble, pas de plante, pas de vent, lumières artificielles, sol lisse et parfaitement adapté à la danse, pas de bruit,...).

Ce « retour » à la nature et aux espaces extérieurs invite les étudiants à une recherche plus approfondie des possibilités que cela engendre. Ainsi, Trisha Brown se sert peu à peu de la structure du terrain extra-muros pour construire sa propre danse en utilisant par exemple les escaliers, les arbres, le sol inégal, les balançoires, etc...

Son travail, à ce moment là, est plutôt tourné vers l'environnement même. C'est-à-dire que la danse se structure en fonction de l'espace. Cependant, peu à peu, à force de re-connaître le milieu dans lequel elle inscrit le mouvement, elle développe une danse qui, au lieu de se « fondre » dans le cadre choisi, le charpente. En d'autres termes, la danse devient l'élément qui transforme l'espace et non l'inverse. A ce titre, une nouvelle notion du mouvement apparaît et devient propre à Trisha.

Cet aspect essentiel dans la recherche chorégraphique de la jeune danseuse l'entraîne vers le groupe tout juste formé de la Judson Church Dance Theater. C'est au sein de cette communauté artistique d'expérimentation qu'elle propose ses idées. Bien sûr, ce collectif est constitué d'artistes de tous genres qui supportent ces projets et y apportent d'autres idées. La Grand Union (autre nom donné à cette collectivité), déçue du manque de « modernité » justement de la danse moderne revient aux pensées qui auraient dû la fonder; à savoir la démocratisation de la danse, la destruction du corps de ballet et de la place « royale » du chorégraphe, le retour au mouvement « naturel » et à la « non technique » (un mouvement plus spontané et non éduqué par une technique particulière qui dresserait le corps contre sa nature même) et enfin plus en accord avec la vie actuelle (engagement politique, social, communion avec l'environnement, avec le public,...). Cette démarche « moderne » qui en réalité se retrouve nommée « post-moderne », correspond à l'expérimentation que tente de faire Trisha Brown. Aussi, se permet elle la création de pièces étonnantes faisant partie de son premier « cycle » (puisque la chorégraphe travaille par cycles qui rassemblent plusieurs pièces chorégraphiques de mêmes préoccupations) nommé « equipment pieces » (entre 1964 et 1974 environ). Premières affirmations de la danse propre à T. Brown.

Ce premier cycle est justement basé sur les préoccupations spatiales nées de toutes ces recherches précédentes et de la nécessité de démocratiser la danse. Aussi, il est question d'investir l'espace public. Le spectateur n'est plus celui qui fait l'effort d'entrer dans une salle de spectacles (qui rend la danse « artificielle » puisque « maquillée » par un décor, une musique, des costumes, un milieu particulier, clos, indépendant du réel). C'est la danse qui va vers le public. D'ailleurs le public n'est même plus considéré comme tel car la danse devient « performance » (car il s'agit d'évènements plus que de spectacles) et la scène disparaît. Le public devient un ensemble d'individus particuliers pouvant agir dans la danse. Le regard de celui qui voit la danse n'a plus la même valeur. La danse ne se construit plus en fonction de lui (de manière frontale avec un arrière plan, un côté cours et un côté jardin) mais devient multi-faces, devient même invisible ou impossible à voir! L'exemple de Roof Piece (1971-1973), est flagrant. Les performers évoluent sur les toits d'immeubles à New-York. Le mouvement improvisé se transmet des uns aux autres comme le jeu du « téléphone arabe » et donc se déforme au fil de la chaîne par manque de visibilité entre eux. Les observateurs capablent de capter cet évènement sont soit eux-même sur les toits, soit arrivent à voir l'action depuis le bas des édifices, soit à la fenêtre d'un appartement non loin de là. Mais aucun des spectateurs ne peut voir l'ensemble complet de la chorégraphie. Où est donc la place du spectateur? Est-elle seulement pensée, envisagée?


Cette question peut avoir différentes réponses. La première serait l'explication même de la construction chorégraphique de ce type de pièce. La notion de spectacle ayant disparu, la danse ne cherche pas à plaire ou à être vue. Elle investit l'espace pour mieux le comprendre et se comprendre elle-même. Aussi, la danse devient presque une science. Trisha n'hésite pas à le comprendre de cette manière. Durant son cycle « equipment pieces », elle travaille le corps comme le ferait un mathématicien avec un cercle. C'est-à-dire l'utilise comme une donnée physique à placer dans l'espace en prenant en compte les possibilités techniques. Dans  Walking Down the Side of a Building (1970), un homme marche sur la surface verticale d'un immeuble comme si c'était le sol. Un défi contre l'apesanteur qui nécessite du matériel et des calculs variés. Pour cela, le cycle porte le nom de « pièces d'équipement », dans le sens où il est nécessaire un certain nombre de paramètres extérieurs au corps permettant à la danse de se faire. Le corps est considéré comme un élément en mouvement dans un milieu donné. Il n'y aucune pensée dramatique, pas d'intention émotionnelle. L'expérimentation de cette situation ne tient pas compte des « sensations » du public mais bien du corps du performer et l'effet visuel éventuel que cela provoque. De cette manière il est plus facile d'aborder les performances proposées par Trisha Brown car la situation se retourne. Nous ne sommes plus du côté du spectateur qui est là pour voir la danse et lui donner une raison d'être, mais du côté du performer qui fait vivre la danse et l'espace quelque soit la place du spectateur.

Toutefois l'idée de scène ne disparaît pas totalement dans certaines performances. La dernière citée rend compte d'un point de vue particulier suggéré. S'agissant d'un espace public, comment le re/dé/construire (l'emploi de ce mot laissant ouvert l'interprétation de l'espace investit: soit il semble reconstruit par la danse ou au contraire déconstruit ou tout simplement construit)? Comment le rendre nouveau? Comment surprendre le passant? Ici, l'idée de transformer la scène en palissade d'immeuble change les perspectives du spectateur qui voit par-dessous mais en même temps, le visage face à celui du danseur. Il en est de même pour ceux qui sont dans les immeubles d'en face, et qui perçoivent le corps du performer comme inhabituel et implique un changement dans leur manière de regarder ce même lieu qu'il connaisse sous un certain angle. Par conséquent, la place du spectateur est prise en compte. La danse vient dans l'univers du public, dans l'espace commun pour s'emparer des « lieux communs » pour leur donné une autre vie. Ce qui devient presque un jeu entre performer et public au sein d'un même « territoire » connu. Tous deux expérimentent une autre manière de le vivre physiquement et visuellement.

Cependant, même si le spectateur découvre au sein de sa place habituel un point de vue différent, Trisha Brown envisage aussi le public à d'autres endroits possibles ou impossibles car elle privilégie avant tout le choix de l'espace de la danse et non de celui qui regarde. Ainsi, le cycle suivant nommé « accumulations », se déroule principalement au sol, dans les parcs, les escaliers, etc... lorsque que les performers dansent leurs accumulations sur une place publique, les spectateurs sont plus ou moins placés en majorité au-dessus de l'action, si possible. Ceci parce que la chorégraphe considère que le spectateur devrait voir la chorégraphie d'en haut, pour voir la totalité du mouvement. Mais de manière naturelle, les passants qui regardent la danse sentent immédiatement quelle serait le meilleur point de vue, c'est pour cette raison que dans les parcs, les spectateurs s'approche au maximum des performers pour les regarder « par-dessus ». C'est au public même de choisir sa place en fonction de la danse.

Cette nouvelle « formule » qui structure l'espace soit disant « scène-public » est dû encore une fois à la structure chorégraphique même. Trisha Brown souhaitait au sein de ce cycle mettre en mouvement de manière égale les bras et les jambes. Ces dernières étant toujours sous l'emprise du poids du corps et particulièrement « coincées » par la nécessité d'équilibre. C'est pourquoi les accumulations se font en majorité au sol pour laisser toutes les parties du corps également libres dans la danse, dans un mouvement continu et fluide, sans accélération ni ralenti. A ce titre, si le spectateur se place à la même hauteur que le performer, il ne verra pratiquement rien de la chorégraphie. Ceci n'a pas besoin d'être expliqué auparavant, chacun sens où il est avantageux de se placer. C'est donc la danse par elle-même qui guide celui qui regarde vers sa place idéale.

Toutefois, Trisha Brown a plus d'un tour dans son sac, et c'est avec l'originalité et la surprise qu'elle a choisi de chorégraphier. De cette manière elle place cette fois-ci les performers sur des sortes de plate-formes flottantes individuelles au milieu d'un étang. Les observateurs n'ont pas d'autres choix que de rester sur la berge et d'espérer un courant d'eau qui rapprocherait l'une de ces plate-formes vers eux pour mieux voir ce qui s'y passe. Encore une fois, nous pourrions nous demander si la place du public est encore existante, ou ne serait-ce qu'envisagée.

La réponse est finalement simple. La danse post-moderne est considérée par les artistes eux-même comme plus démocratisée. Elle vient directement auprès du public (connaisseur ou novice) et s'amuse à investir les lieux publics. Ce qui invite à penser que la place du spectateur est celle d'un passant qui serait témoin d'un événement quelconque tel qu'un musicien dans la rue, tel qu'un marchand ou peintre en pleine rue. Chacun sait que selon le cas la meilleur place est juste devant le « personnage » de l'action ou justement exactement derrière lui (pour voir la toile du peintre par exemple). Il n'y a donc pas de protocole, ni de scène délimitée mais un véritable dialogue entre l'action et celui qui la regarde. En considérant néanmoins que l'évènement (ici nous parlerons de performance) est l'indicateur pour le public afin qu'il puisse s'installer au bon endroit par rapport à la danse.


En conclusion, si toutefois il y en a une de possible, la danse de Trisha Brown est le « dessinateur » de l'espace performatif et de celui de l'auditoire. Il implique la participation active de celui qui regarde par le propre mouvement induit par la danse. Le spectateur bouge en fonction de l'action ou au mieux c'est l'espace même qui se transforme (autrement dit la danse qui re/dé/construit l'espace) sans qu'il ait à se déplacer (exemple précédent du performer qui marche sur le mur et du témoin dans l'immeuble d'en face). La salle de spectacle est supprimée pour laisser place à une liberté de posture (à comprendre comme « point de vue » mais aussi en tant que « manière de comprendre » l'action) face à la danse.


Bibliographie:


  • BANES Sally, Terpsichore en baskets: post-modern danse, Chiron, Paris, 2002.

  • BROWN Trisha, Danse, précis de liberté, Réunion des musées nationaux, Besançon, 1998.

  • BRUNEL Lise, MANGOLTE Babette et DELAHAYE Guy, Trisha Brown, Bougé, Paris, 1987.

  • LE MOAL Philippe (sous la direction de), Dictionnaire de la danse, Larousse, Paris, 2008.

  • LISTA Giovanni, La scène moderne: encyclopédie mondiale des arts du spectacle dans la seconde moitié du XXeme siècle, Actes Sud, Paris 1997.

  • MICHEL Marcelle, La danse au Xxeme siècle, Larousse-Bordas, Paris, 1998.

  • ROUSSIER Claire (sous la direction de), Etre ensemble, figures de la communauté en danse depuis le Xxeme siècle, Recherches, Centre National de la Danse, Pantin, 2003.


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